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23 décembre 2012 7 23 /12 /décembre /2012 16:54

jura vers nord66

 

Les yeux couleur du temps.

 

           

            - Du rêve en poudre...! Chacun sa ration...! Poudre de rêve, poudre de vie...!                

               Demandez votre dose...çà ne coûte rien, vous pourrez tout faire...!

 

Le camelot  sans regard déambule à travers les passants, dans les rues de Polygrad en ce 25.12.2082. Un vieux monsieur s’arrête, il tourne sa moustache entre le pouce et l’index et dit poliment au marchand de rêves:

           

            - Vous avez essayé votre poudre?

            - Matin et soir, c’est garanti !

            - Ça dure combien de temps? J’en voudrais pour deux ans, c’est le temps que me  donne           

               l’administration.

 

Le camelot ouvre son carton, il  lui reste deux sachets: la journée a été bonne. Il regarde le vieux. De quoi peut-on rêver à cet âge? Un fin tremblement lui agite les doigts, ses yeux sont clairs comme l’éternité.

           

            - Tenez ! je vous donne un sachet. Que me donnez-vous en échange? Votre montre?

 

Le vieux monsieur tend une grosse montre: un antique “oignon” du XX° siècle.

           

            - C’est bien! je n’en avais  jamais vue une avec des aiguilles.

            - Je dois prendre ma dose maintenant?

            - Le plus vite possible ! Ça marche mieux.

 

Le vieux regarde autour de lui.  Les passants le bousculent, supportant mal cet individu arrêté. Les yeux fixes, le nez en avant, ils courent, tirés par les impératifs de leur “programme”.

Le vieil homme, pour les éviter, met prudemment deux pieds sur la chaussée, ouvre le sachet. Il regarde pensivement la poudre brillante...à son âge..! Il lève le bras, renverse la tête en arrière et laisse couler le rêve entre ses dents. Son coeur s’arrête un instant, oiseau affolé contre sa cage.

Il y a un cri, une voiture surgit et personne ne remarque la petite forme noire allongée dans le caniveau.

           

            - Du rêve en poudre, chacun sa ration...! Poudre de vie....poudre de rêve...!

           

La voix mécanique du camelot monte le long des façades.

           

            - Poudrez vos vies...! Mettez vos soucis en cages....!  Effet immédiat...!

           

Dans un jardin proche, une femme assise sur un banc a suivi la scène des yeux. Elle est seule et l’espace autour d’elle lui paraît comme encombré par toutes ses illusions, mortes une par une, poupées de chiffon éparpillées sur le sable. Elle se prend la tête à deux mains. A quoi bon rêver?  Elle appelle le camelot:

           

            - Hep...!

           

Il traverse la rue et entre dans le jardin. La femme doit avoir son âge, il s’avance un peu hésitant :

           

            - Bonsoir madame

            - On vous a dit que vous vendiez du vent ?

            - Ah! Ah! pour faire tourner les moulins, il faut du vent. Voulez vous une dose? Il   me reste un sachet, du spécial.    

               Que me donnez-vous en échange?

 

La femme regarde le camelot debout devant elle.

           

            - Je n’ai plus rien à donner en échange. Si j’avais une montre ou quelqu’objet, je                   

               devrais faire  comme le vieil homme.     

 

Le camelot la regarde. Sans savoir pourquoi, il s’entend dire:

           

            - Vos yeux ont la couleur du temps passé... je me demande s’il ne va pas vous arriver  quelque chose.

            - Asseyez-vous quelques minutes près de moi. J’ai besoin de parler.

            - C’est vrai, souvent les femmes parlent et les hommes écoutent. Dans mon métier, c'est          

              c’est de  moi qui parle, il n’y a pas de place pour vous. D’ailleurs ma seule utilité,               

                c'est de vendre des rêves.

            - Je ne sais pas. Quand il fait très chaud, le vent peut être utile et même agréable. Ce             

               que vous vendez est...moins encore que du vent.

 

Elle insiste à  nouveau, d’une façon à laquelle il est difficile de résister: 

           

            - Asseyez-vous un instant!

 

Le camelot hésite. Il a maintenant les yeux couleur de rêve mais ils s’assombrissent à vue d’oeil.

Il s’assied.

Un grand silence saisit la ville. Le temps pourrait-il s’arrêter ?

La voix de la femme lui parvient , comme voilée.

           

            -  Même le temps je l’ai perdu, quel jour est-on? et quelle année? Vous le savez?

            - En 2082, je crois, vers la fin décembre. C’est étrange, On ne s’assied jamais  dehors en cette 

               saison. A cause du froid. Mais au fait !

               Pouvez vous me dire pourquoi je n’ai pas froid?

           

Il s’arrête, étonné par sa propre question. En général un camelot sait tout, jamais on n’en a  vu,  assis sur un banc, vers la Noël, poser une question à une pauvresse.

Pourquoi ces trois mots: “vers la Noël” lui ont-ils traversé la tête? Qu’est ce que Noël? Qui le sait aujourd’hui?

Où a-t-il entendu ce mot: Noël ?

Il ne peut pas continuer à poser des questions. “Je perds la boule” se dit-il en se  relevant..

La femme lui prend la main, il frissonne.

           

            - Vous partez avant même que je vous aie répondu ! Restez assis un instant !

            - Je ne me souviens plus de ma question... Vous comprenez...je ne demande jamais rien à  personne.

            - Vous croyez tout connaître, n’est-ce pas? Et vous avez déjà oublié votre question.

               La  voilà: Vous me demandiez pourquoi vous n’aviez pas froid en cette fin          

               décembre , je vous regardais, et dans votre esprit j’ai senti passer Noël.

             - Quoi? vous savez ce que je pense?

 

Instinctivement , il s’éloigne un peu d’elle.

             

            - Je ne sais rien, mais j’ai vu: tout à l’heure une ombre de sourire vous a traversé le visage, c’est toujours comme 

               celà vers la fin décembre quand deux personnes se

              rencontrent et parlent vrai. Je l’ai remarqué depuis des années.

              C’est peut-être pour cela que vous n’avez pas froid.

             Savez-vous qu’il existe plusieurs sortes de “chaleur”? Toutes ne sont pas détectées par nos thermomètres “de 

              précision”.

            - Ah! Vous croyez ? On peut avoir chaud avec la chair de poule?

            - Il existe aussi beaucoup de sortes de frissons.

            - Il vaudrait mieux que je parte, vous parlez un langage étrange...c’est comme si vous ne vous  

               adressiez pas à un camelot.

           - Eh ! le “camelot” ce n’est qu’un de vos personnages, il y en a beaucoup d’autres.

 

Justement, le camelot ne bouge pas: voilà des années qu’il ne s’est pas assis pendant sa journée de travail. S’il n’a plus son vêtement de camelot, qui est-il?

Pour la première fois, il ne trouve pas de mots tout faits, à servir à cette femme assise là, à côté de lui. Embarrassé, il se laisse aller au silence avec l’impression saugrenue de se glisser dans une nouvelle peau.

La femme ne dit rien, comme si sa présence suffisait.

Quelques cris d’oiseaux annoncent le couchant, elle se tourne enfin vers l’homme et  demande:

           

            - Monsieur , regardez moi !  Comment sont mes yeux ?

            - Ils sont...ils sont couleur du ciel de Palestine...

           

Il a parlé sans réfléchir et s’étonne : qu’est ce que la Palestine ?

La femme sourit et ne dit rien.

Les derniers oiseaux ont fini de tourner.

L’homme dit enfin, légèrement incliné vers la femme:

           

            - Que dois-je faire? .... Pour trouver le bonheur ?

           

La femme, interdite d’une telle question, laisse parler son coeur et répond:                                     

           

            - Ramasse les rêves qui traînent  et donne en échange tout ce que tu as,  cette  montre du vieux monsieur, tout ce                  que tu as amassé dans ton sac. Au fond il y a ta vie.  

               Quand tes yeux seront couleur de vrai, reviens me voir. Je t’attends.

           

L’homme se penche en avant et se prend la tête dans les mains. Elle est lourde comme jamais, cette tête qu’il pensait si joliment programmée pour le boniment. Il essaie de penser mais çà ne marche pas comme avant: aucune formule brillante ne lui vient à l’esprit. il est vide.

Dans cet espace blanc, défilent les derniers mots de la femme:

           

            - Si tu veux être heureux, donne ce que tu as amassé. Au fond du sac il y a ta vie...

           

Soudain il réalise l’invraisemblable:  

           

            - Cette femme m’a tutoyé! ...moi !

 

Il lève la tête pour la revoir,  personne ! iI est seul sur le banc. 

Le soleil se couche.

Il passe la nuit à faire des plans. Quelque chose en lui voudrait échapper à  la rencontre inattendue dans le jardin, à la mort du vieillard,  mais les mots échangés persistent à voleter dans son esprit, légers, insaisissables. D’ordinaire, quand une idée l’obsède, il se sent lourd pendant quelques heures mais il reste serein: l’expérience lui a montré que le temps, quand il passe en rafale, chasse les idées pesantes comme le vent  disperse la poussière.

Les phrases de la femme ne sont pas pesantes, elles sont comme des oiseaux. Il voudrait les saisir, elles lui échappent.

Au petit matin d’une nuit sans sommeil, il bourre son sac et part dans la ville.

Un vent, frais comme une main,  le pousse là où il le désire.

A la première personne rencontrée, il tend la montre du vieillard de la veille. Il ouvre la bouche pour expliquer....aucun son ne sort. Il n’a plus que les yeux  et les mains pour parler.

Le passant qui connaît le camelot reste interloqué.

           

            - Qu’est-ce qui vous arrive? Vous avez trop pris de poudre?

           

Les yeux de l’homme lui répondent, ils sont couleur du matin.

Le passant saisit la montre, la soupèse, tourne les aiguilles, écoute le bruit qu’on appelait autrefois “tic  tac”. Il regarde l’homme .

           

            - Vous me la donnez?  vous ne répondez pas ...qui ne dit mot consent.... d’ailleurs je ne veux rien vous payer: aucun                des rêves que vous m’avez déjà vendus ne s’est réalisé,

              vous ne faites que payer une dette.  Merci quand même!

             

Il part à grandes enjambées rattraper son  temps qui a filé devant lui. S’il le perd ce sera dramatique

L’homme plonge la main dans son sac et ne comprend pas tout de suite: le sac est vide. Est-ce le passant de tout à l’heure qui l’a ainsi soulagé de son bien?

Désemparé, il tourne dans les rues. Si le sac est vide, son coeur est lourd d’une émotion inconnue. Peut-être a-t-il trouvé sa vie ? La femme lui a dit qu’elle était au fond du sac .  Belle affaire...mais  qu’en faire ?

Toute la journée, il tourne, vire et se met à regarder les gens . Quelques uns lui font un sourire, d’autres se vissent l’index sur la tempe en continuant leur course.

Un jeune homme lui demande:

           

            - Eh! Camelot! tu as de la poudre ce soir?

 

L’homme est toujours muet. Il secoue la tête et montre son sac vide.

           

            - Ah! Ah! tu t’es tout fait piquer ! C’est bien fait !

           

Le jeune homme pressé disparaît.

L’homme qui n’a plus du tout l’air d’un camelot tient le sac gauchement, roulé comme un chiffon.

Quand la nuit approche, sans oser se le dire,  il se dirige vers le jardin.

La femme est là.Tout de suite il voit ses yeux.

Ils ont pris la couleur du temps présent, une couleur de fête.

           

            - Je peux m’asseoir?

            - Ton sac est vide?

            - Oui.

           

Enfin un mot  qui sort de sa bouche ! Le premier de la journée !

           

            - Comment t’appelles-tu?

            - ...Jean, et...et toi?

            - Marie. Tu n’as pas mis trop longtemps pour arriver, merci.

           

                                                                                                                                     J.O. 1998

 

 

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